Rapport au nom du réseau d’échange Tsena Malalaka, par Christine Lienemann-Perrin
Du 17 au 23 septembre 2019, le réseau Tsena Malalaka a organisé un séminaire interculturel à Antananarivo, la capitale de Madagascar, sur le thème "Être à l'Écoute – Listening". Tsena Malalaka est une expression malgache qui désigne une place de marché ou un espace ouvert où tout le monde est le bienvenu. Le réseau s'est fait connaître du public en 2015 grâce à sa première publication Nous avons un désir - There Is Something We Long For. En général, l'échange a lieu uniquement dans un espace virtuel (téléphone, courrier électronique, Facebook, etc.). De temps en temps des membres individuels, qui sont de passage ou en visite prolongée, se rencontrent en Suisse, au Zimbabwe, en Tanzanie, au Kenya, en République Démocratique du Congo, à Madagascar, au Togo ou au Bénin. Le réseau s’est donné du temps – dix ans – avant de se réunir pour la première fois en grand groupe. Pour cette expérience, 20 membres (12 théologiennes africaines et 8 théologiennes européennes) se sont réunies pendant une semaine à Antananarivo, d'où était venue une initiative importante pour la création du réseau. Le séminaire a été précédé d'une longue période de planification conjointe. Le thème choisi devait se baser sur l'orientation générale du réseau (En savoir plus sur les circonstances de vie dans nos contextes respectifs et les défis sociaux particuliers ainsi que sur les réalités des paroisses, des communautés religieuses et des facultés de théologie) et l'approfondir dans un point focal qui est "Être à l'Écoute – Listening".[1]
Avec le thème "Être à l'Écoute", le réseau a repris une préoccupation qui est dans l'air du temps dans les milieux théologiques pratiques, comme le montrent par exemple des publications germanophones. Le sujet est également abordé dans d'autres domaines théologiques, comme en témoigne le cycle de conférences "Offener nichts als das geöffnete Ohr. Motive einer Theologie des Hörens" (Rien de plus ouvert que l’oreille ouverte. Motifs d’une théologie à l’écoute) ayant lieu pendant le semestre de printemps 2020 à la Faculté de théologie de l'Université de Berne. Ceci dit, le thème du séminaire avait ses propres inspirations. Elles sont liées aux défis de la communication du réseau à travers les pays, les continents et les langues. "L'écoute" s’est avérée être un lieu de rencontre thématique où les expériences les plus diverses pouvaient être entendues et écoutées – expériences avec lesquelles les participantes s'étaient rendues à "Tana" (comme on appelle la capitale de Madagascar). L'écoute et le fait d’entendre sont au début et au centre de la foi chrétienne, et traversent l'Ancien et le Nouveau Testament comme un fil conducteur. Ils sont inséparables du courage de parler librement en public et de l'expression sans peur de l'indicible, de ce qui est considéré comme honteux ou du refoulé. Rien que pour cette raison, il était évident de combiner l'approche du sujet avec la lecture de la Bible. Mais pas seulement pour cela. Selon Prof. Esther Mombo, théologienne du Kenya, le "féminisme" dans le contexte chrétien de l'Afrique signifie principalement de faire des études bibliques du point de vue des femmes et de traiter la violence contre les femmes comme une priorité. Pour certaines femmes les textes bibliques clés sont l'histoire de Sara et Agar (Gen. 16 et 21) et l'histoire de la femme souffrant d’hémorragie (par exemple Mt. 9, 18-22). La visite de Marie à Élisabeth et l'hymne de louange de Marie (Lc 1, 39-56) l'encouragent à briser des restrictions culturelles, légitimées par l'Église. À partir de là, des conversations se développent dans les petits ateliers sur des expériences échouées et réussies autour de l'écoute et de la « non-écoute », de la communication avec et sans résonance, de la prise de parole ouverte ou bien impuissante dans la famille, la société, l'église et la théologie. Il est apparu clairement que l'écoute – voire l'écoute mutuelle – est aussi liés aux structures de pouvoir qui influencent et souvent compliquent le dialogue recherché - ceci aussi dans un contexte interculturel.
Au cours de la semaine il s’est avérée que les théologiennes africaines et européennes pratiquent la lecture de la bible dans des contextes très différents. Des paradoxes sont devenus visibles, comme par exemple le rôle central de la lecture biblique dans les paroisses africaines d’une part et l'existence marginale de la connaissance biblique dans le contexte sécularisé des églises principales (Volkskirchen) aux Pays-Bas et en Suisse. J'ai aussi remarqué que l'écart entre le manque et l'abondance n’est pas seulement un phénomène économique, mais se manifeste aussi dans l'absence ou la présence de publications scientifiques et théologiques, de cours de formation continue à l'église, de la possibilité de pouvoir réfléchir, rechercher et écrire à loisir.
Qu'avons-nous appris de cette expérience? Personnellement cela m'a amenée à examiner d'une façon nouvelle et autocritique mon propre contexte et conditionnement concernant la lecture biblique, les prédications et le travail scientifique. Je cherche à discerner les points communs dans la façon dont les chrétiens du Sud et du Nord lisent la bible. La bible peut-elle être le lien commun de la chrétienté mondiale? Et sinon, comment pourrait-elle le devenir? Cela implique un autre sujet qui a été omniprésent pendant le séminaire: les langues étrangères dans la communication interculturelle. Officiellement, le réseau a décidé d'organiser un séminaire bilingue, en anglais et en français – des langues qui étaient des langues secondaires pour toutes les participantes. Toutefois, dans les moments informels, les communications étaient multilingues: en suisse-allemand, en allemand, en néerlandais, en kiswahili, en lingala, en malagasy et en d’autres langues africaines. Les participantes particulièrement compétentes en langues étrangères étaient constamment occupées à faire des traductions chuchotées.
Il était alors inévitable que les conversations soient souvent mal comprises, à moitié comprises ou pas comprises du tout. Et il n’est pas nécessaire de souligner que dans ces circonstances il était particulièrement exigeant de faire de l'écoute – voire du récit – le sujet principal. En étant à l’écoute, je me suis souvenue que les chrétiens ont toujours été composés de personnes parlant différentes langues. Dès les premiers siècles la communauté chrétienne a donc dû faire face à la nécessité de traduire le message de sa foi en grec, en copte, en ge'ez (la langue des Éthiopiens), en syriaque et en latin. Le Nouveau Testament même est le résultat d'une traduction, car il transmet l'œuvre de Jésus et de ses disciples dans la région de langue araméenne en grec. Il n'est pas possible de revenir à une langue originale de l'Évangile. Il y a toujours des personnes qui ont traduit et interprété entre la version linguistique originale et une communauté chrétienne actuelle. Avec son multilinguisme et son interculturalité, le réseau Tsena Malalaka a retrouvé, en quelque sorte, pendant une semaine les conditions de communication des premières chrétiennes – conditions qui sont redevenues la norme dans de nombreux endroits du christianisme actuel.
Les compétences acquises en matière d'écoute, d’explication et de compréhension au-delà des frontières linguistiques et culturelles pourraient être développées davantage par le réseau dans le cadre d'un futur projet, par exemple sous la forme de trois questions directrices: "Comment les textes bibliques sont-ils traduits dans les différentes langues du monde? Quelles sont les réalités créées par ce processus ? Quels sont les problèmes de communication engendrés par ce processus ?"[2]
Pour l'échange théologique au sein du réseau, il est important d'apprendre les unes des autres où et comment nous vivons, dans quelles conditions nous nous engageons dans l'église et la théologie et quel genre de problèmes se pose dans nos sociétés et pays d'origine. Au cours du séminaire, il y a eu de nombreuses occasions de s'informer à ce sujet. En tant qu'Européenne, j'ai été particulièrement impressionnée par ce que les collègues africaines ont rapporté sur leurs conditions de travail et de vie souvent très difficiles. Aurais-je la force de travailler dans de tels contextes et conditions, soit dans une paroisse, soit dans une école ou une université? La simultanéité des situations de vie inégales entre des pays comme la Suisse et les Pays-Bas d’un côté et les pays respectifs des participantes africaines était constamment sous nos yeux - mais cela ne signifiait pas que les rapports émouvants des collègues africaines auraient été accompagnés d'une grande résignation. Au contraire: les rapports de souffrance, de privations et d'inquiétudes allaient souvent de pair avec la joie, l'espoir, la confiance et la légèreté. Les ai-je écoutées assez longtemps pour comprendre cela? Qu'est-ce que cela m'apprend pour ma façon de vivre et de travailler en Suisse? Et quelles impressions avons-nous, théologiennes européennes, laissé à nos collègues africaines? De quelle manière ont-elles perçu l’empreinte de nos propres contextes de vie dans notre façon de penser et d’être? Qu'ont-elles perçu de notre théologie et de la "situation dans la vie" (Sitz im Leben) de notre foi?[3]
Personnellement, les rencontres avec les collègues africaines et leur contexte de vie m'ont inspirée à ne pas succomber à une certaine lassitude dû à l'abondance (suisse). Je suis préoccupée par la question à savoir comment est-il possible – tout en ayant une vie en sécurité et de prospérité, avec une surabondance de possibilités d'étudier, de rechercher et de développer des projets concrets, – de traiter ce privilège de manière responsable et de faire de bons choix. Sommes-nous, en tant que communauté théologique chrétienne, engagées dans ce qui est urgent dans l’église et la société d'aujourd'hui? Ou bien perdons-nous du temps et de l'énergie par des engagements superflus? Je vois les rencontres interculturelles comme le séminaire à Madagascar comme une chance de réfléchir à ce que je pourrai considérer un jour comme ayant été la bonne voie à suivre, même rétrospectivement.
Qu'est-ce que cela signifie, par exemple, en ce qui concerne l'œcuménisme? Depuis la fin du XXe siècle, on a compris que le mouvement œcuménique, qui s’était développé de manière convaincante depuis de nombreuses décennies, est en crise ou en plein bouleversement. Pour le XXIe siècle, de nouvelles voies sont donc expérimentées de différents côtés. L'une de ces expériences est "l'œcuménisme réceptif" (receptive ecumenism), un mouvement qui, à partir de la Grande-Bretagne, a entre-temps atteint les personnes intéressées par l'œcuménisme en Europe et dans le monde entier. Plutôt que d'encourager les églises de traditions différentes à adopter des formes de son propre contexte, "l'œcuménisme réceptif" consiste à les écouter et à se demander ce que l'on peut apprendre d’elles. En termes de contenu et de méthodologie, le réseau Tsena Malalaka est proche de cette idée, bien qu'il n'existe jusqu'à présent aucun lien avec ce mouvement. En outre, le réseau n'a pas l'intention de devenir une grande organisation à l'avenir, ce qui impliquerait des structures lourdes. Sous sa forme actuelle il sait justement convaincre par ses rencontres en face-à-face, par-delà les frontières de la langue, de la culture, de la confession, de la situation de vie et des contextes politico-économiques et en s’exerçant dans la communication interculturelle. Développer cette compétence est important pour un œcuménisme du futur.[4]
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C'était la première fois que je rencontrais directement et simultanément autant de membres de Tsena Malalaka. Pendant longtemps, leurs noms ne m'ont été connus que par des courriers circulaires. Seul le séminaire de septembre m'a donné l'occasion de les connaître en face à face.
Elizabeth Vengeyi, Zimbabwe
Pour moi, la rencontre physique avec des théologiennes de différents pays africains a été très précieuse et enrichissante. J'étais particulièrement impressionnée par leur spiritualité profonde et leur manière de façonner la vie de l'église et de mener leurs recherches théologiques avec si peu de ressources matérielles.
Verena Mühlethaler, Suisse
Il était important de visiter au début du séminaire différentes communautés chrétiennes et lieux culturels d'Antananarivo. Le défi de communiquer dans différentes langues n'a pas été un obstacle pour les rencontres, mais a permis d'approfondir le thème du séminaire, à savoir "l'écoute".
Heleen Joziasse, Pays-Bas
Le séminaire interculturel m'a ouvert les yeux non seulement sur l'extrême pauvreté à Madagascar, mais aussi sur l'énorme engagement social des théologiennes malgaches.
Tania Oldenhage, Suisse
En tant que européennes nous étions “dépaysées” et étrangères à Madagascar. Nous étions confrontées à d'autres conditions de vie. Cela nous a amenées à écouter d’une nouvelle façon, à porter un regard neuf sur notre propre réalité de vie et sur la pensée théologique qui en découle.
Verena Naegeli, Suisse
Personnellement, je me suis réjouie de l'amitié et de l'expérience de "donner et recevoir" que nous avons vécues au cours de cette semaine mémorable, à petite et grande échelle.
Yvette Rabemila, Madagascar
C’était un véritable espace d’échanges à travers les différentes présentations, les visites aux autorités, aux institutions et aux groupes de femmes et les séjours chez les collègues sur place.
Fidèle Fifame Houssou Gandonou, Bénin
Écouter les rapports des participantes, prendre connaissance des difficultés qu'elles ont rencontrées dans leur carrière professionnelle ou comprendre les luttes qu'elles doivent encore mener en tant que femmes en attendant qu'un poste de direction leur soit ouvert dans leur domaine : tout cela a été pour moi une source d'encouragement.
Lalaina Rajaonah, Madagascar
[1] Ce projet a également été rendu possible grâce à divers sponsors en Suisse, dont les dons ont été utilisés principalement pour financer les voyages aériens des participantes africaines. Au nom du réseau Tsena Malalaka, nous tenons à les remercier pour leur soutien.
[2] À cette fin, le réseau pourrait s'appuyer sur l'expertise de Dr Brigitte Rabarijaona. Elle est pasteure et théologienne de l'Église réformée de Madagascar et est l'une des coordinatrices du réseau depuis sa création. Non seulement qu'au cours du séminaire, elle a traduit pendant de nombreuses heures du français au malgache, de l'anglais au français - et vice versa. Elle a surtout acquis une expérience dans la traduction de la Bible dans les langues locales africaines en conseillant depuis plusieurs années des équipes de traduction dans divers pays africains et en étant mandatée par l’Alliance Biblique Universelle. La "théologie en dialecte", dont s'occupent des théologiennes et théologiens africains, serait impensable sans ce service de traduction.
[3] Afin de poursuivre la discussion et l'écoute mutuelle, nous prévoyons un nouveau format de dialogue: via internet, nous voulons nous poser des questions précises sur notre contexte de vie respectif et notre théologie. Deux théologiennes sont en conversation l'une avec l'autre, puis deux autres reprennent la conversation. Les dialogues seront publiés sur notre site web: www.malalaka.com.
[4] Les médias suivants ont rendu compte du séminaire interculturel ainsi que d'un événement public du réseau sur "Les femmes, la théologie et le féminisme en Afrique et en Europe", en coopération avec l'Église réformée de Madagascar (FJKM): Radio Fahazavana; Radio MBS (Malagasy Broadcasting System); Radio Nationale Malagasy; Télévision Malagasy; Télévision MBS; Journal Marturia Vavolombelona; Journal Gazetiko. En Suisse, un article a été publié par Dr. Ina Praetorius dans la revue de théologie féministe FAMA (2019/4).